CULTURE DE SÛRETÉ ET NUCLÉAIRE, UN TRAVAIL PERMANENT

Jean-François Bossu

Jean-François Bossu

Directeur de la Maîtrise des Risques Nucléaires

Ingénieur en Génie Atomique et ancien Officier de Marine, Jean-François a une quinzaine d’années d’expérience dans la conduite et la maintenance de réacteurs nucléaires de propulsion navale. Depuis près de vingt ans, il se partage entre la conduite de projets complexes sur des systèmes nucléaires et des fonctions de contrôle ou d’expertise en sûreté nucléaire. Il a récemment rejoint les groupes permanents d’experts réacteurs et usines de l’Autorité de Sûreté Nucléaire.

La culture de sûreté est le reflet de l’effort consacré, par tous les niveaux de management et d’exécution, à l’obtention collective d’un fonctionnement sûr. Ce n’est pas une démarche propre au nucléaire. Cependant, comme tout ne peut pas être dans le règlement et que la sûreté nucléaire doit répondre à ce qui n’a pas été imaginé, il appartient à chacun de développer continuellement sa culture sûreté, sans attendre les échéances réglementaires.

Les bénéfices et les risques du nucléaire

Les bénéfices de l’énergie nucléaire sont aujourd’hui bien connus : c’est une énergie décarbonée, dont la production est permanente et dont le coût de production est maîtrisé et prévisible. Le sujet des déchets nucléaires est traité avec sérieux ; des solutions existent pour en diminuer le volume et les dangers. Dans un monde de plus en plus électrique et digital, les usages de l’électricité se transforment mais la tendance est nette, la consommation électrique globale croît avec le développement de la population mondiale. Selon une étude publiée par Bloomberg New Energy Finance (BNEF), la demande mondiale d’électricité va ainsi augmenter de 57 % à l’horizon 2050.

Les énergies solaire et éolienne font partie du mix de la production électrique, mais leur capacité est encore faible en moyenne et surtout, elle ne peut être qu’intermittente. Ces énergies doivent donc encore être adossées à une production de forte capacité et qui puisse être pilotée, car le lissage des consommations par le réseau, à l’exemple des « smart cities », ne peut suffire à en compenser les déséquilibres. Les centrales thermiques et nucléaires, ainsi que l’hydraulique comme en Suisse, sont par conséquent nécessaires non seulement à la fourniture de puissance électrique, mais aussi à la stabilité des réseaux, ce qui est au moins aussi important. C’est la raison pour laquelle des pays bien placés pour leur ensoleillement comme la Turquie, l’Arabie Saoudite ou l’Égypte se tournent aussi vers l’énergie nucléaire.

Plus encore que celui d’hier, le nucléaire de demain devra être extrêmement sûr.

Donc, l’électricité nucléaire sera centrale dans le paysage énergétique mondial du siècle à venir. Cependant, son développement reposera sur son acceptation par les populations de tous les pays, populations de plus en plus sensibles à la préservation de l’environnement et à leur sécurité à l’égard des risques industriels. Plus encore que celui d’hier, le nucléaire de demain devra être extrêmement sûr.

Rassurer ne suffit plus. La confiance des populations ne se fonde plus sur des réputations ou sur une qualité perçue. Elle demande la démonstration de la résistance des installations à toutes les atteintes envisageables qui, depuis Fukushima, dépassent les seuls phénomènes connus ou prévisibles. Les installations doivent être résilientes et être conduites par des personnels hautement qualifiés et animés par une solide culture de la sûreté nucléaire.

L’ensemble doit bien entendu être placé sous le contrôle d’autorités indépendantes de toute forme de pression et capables de juger du niveau de sûreté à la fois des systèmes et des exploitants nucléaires. Le schéma français d’une autorité administrative indépendante, l’ASN, est un exemple du genre.

Sécurité nucléaire ou sûreté nucléaire ?

La sécurité nucléaire est définie par la Loi et répond à la préoccupation du public de garantir un environnement sain et sûr, quelles que soient les circonstances et les conditions de fonctionnement des installations. Pour les États, cela conduit à garantir le maintien du risque et des nuisances à un niveau aussi faible que possible et en tous cas inférieur à celui accepté par les populations consultées par des processus d’enquêtes publiques.

Cette maîtrise du risque conduit à des dispositions préventives de sûreté nucléaire et de radioprotection et à des dispositifs de réduction des conséquences avec l’anticipation de la malveillance et la préparation de la gestion de crise. Dans cet ensemble, la sûreté nucléaire est toujours de la responsabilité de l’exploitant nucléaire, qui, sous le contrôle de l’Autorité de Sûreté du pays, établit les mesures techniques et d’organisation destinées à réduire la probabilité d’un accident tout en en réduisant les conséquences. Ceci se poursuit tout au long de la vie de l’installation, de sa conception à son démantèlement.

Les mesures techniques sont clairement un sujet d’importance pour l’ingénierie qui doit concevoir puis modifier des systèmes sûrs, répondant dans la durée à toutes les agressions et à toutes les dégradations. L’ingénierie produit des analyses de sûreté qui s’étagent de l’examen initial d’un site envisagé jusqu’aux études de fonctionnement et de résistance aux agressions les plus diverses. Ces études doivent être réitérées au cours de la vie de l’installation et être confrontées à l’état réel des installations afin de garantir la conformité des systèmes aux données de l’analyse. En appui à ces études, des codes de conception, de fabrication et de contrôle permettent de standardiser les exigences à tous les niveaux des chaînes de sous-traitance. Cette standardisation contribue à la réduction du risque de défaillance dans la transmission des prescriptions.

La qualité nucléaire

En termes de réduction du risque, l’exploitant nucléaire a donc avant tout une obligation de résultat, qui se matérialise par le respect de principes généraux et d’exigences définies pour chaque élément d’installation identifié comme important pour la protection des intérêts définis par la Loi. Suivant les recommandations de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA), les réglementations des États concernés imposent toutes un ensemble de dispositions destinées à contrôler les écarts et à en assurer la détection et la correction de façon transparente et traçable.

Ceci illustre l’importance de la qualité dans l’ensemble des activités nucléaires. La plupart des acteurs de ce secteur sont déjà certifiés selon la norme ISO 9001, qui organise le management de la qualité. Cette norme a récemment été déclinée pour le nucléaire dans un référentiel spécifique : l’ISO 19443 afin d’englober les recommandations internationales établies par l’AIEA et d’autres références, comme la Nuclear Quality Assurance (NQA), d’origine américaine.

La récente norme ISO 19443, spécifique au nucléaire, englobe les recommandations internationales établies par l’AIEA, la NQA et d’autres.

En France, l’exploitant nucléaire EDF, auprès duquel Assystem est très engagée, met en place un plan d’excellence industrielle pour l’ensemble de la filière. Ce plan « excell » s’attache en premier lieu à la qualité des fabrications et des montages sur les sites. Assystem, par une approche d’ingénierie système et au moyen du digital, accompagne cette démarche dans les études de sûreté qu’elle produit dans le cadre des analyses de risques des installations et des systèmes.

De façon générale, tous les acteurs de la filière nucléaire sont concernés par le développement de la sûreté. Dans tous les pays, rassemblés au sein de l’AIEA, exploitants, sous-traitants, ingénieries et administrations constituent une communauté au service de la sécurité nucléaire, qui va bien au-delà d’un simple écosystème. Cela permet de dégager un socle commun de sûreté nucléaire qui s’applique à tous les pays et qui vient s’ajouter à l’expérience et aux exigences locales.

La culture de sûreté nucléaire

Pour désigner les comportements, les attitudes face aux risques nucléaires, les instances internationales parlent de culture de sûreté. Définie en particulier par l’AIEA, la culture de sûreté est le reflet de l’effort consacré, par tous les niveaux de management et d’exécution, à l’obtention collective d’un fonctionnement sûr. C’est un mélange d’attention, de soin, de rigueur, mais aussi de culture technique et de curiosité intellectuelle, de savoir-faire, de « savoir-voir » et d’esprit de décision.

Bien entendu, ce n’est pas une démarche propre au nucléaire. On rencontre des approches analogues dans les autres industries à risque (les transports publics, la chimie, l’industrie pharmaceutique) ou dans le secteur médical. Dans tous ces domaines, les protocoles et les procédures construisent un corpus de réglementation à la fois vaste et détaillé. Tout y est fortement contraint et anticipé. Cependant, comme tout ne peut pas être dans le règlement et que la sûreté nucléaire doit répondre à ce qui n’a pas été imaginé, il faut que chaque acteur acquière un haut degré de compréhension de ce que sont la sûreté et ses enjeux. À chacun donc développer sa culture sûreté continuellement, sans attendre les échéances réglementaires telles que les inspections ou les visites décennales !

L’acceptation des multiples contrôles opérés dans le nucléaire est, en soi, une expression de la culture de sûreté. 

C’est certain, le maintien dans la durée de l’attention, mais aussi des compétences nécessaires au développement de la culture de sûreté est très difficile. C’est pourquoi le rôle des autorités, mais aussi des contrôleurs internes (inspections, services qualité) est si développé dans le nucléaire. L’acceptation de ces contrôles est d’ailleurs, en soi, une expression de la culture de sûreté.

Au demeurant, les contrôles et réévaluations de sûreté ne suffisent pas à atteindre et à maintenir l’extrême maîtrise attendue en matière de risques nucléaires. La sécurité nucléaire est un travail permanent, une œuvre commune à tous les acteurs, quel que soit leur rang de sous-traitance ou leur discipline. Il s’agit d’un travail d’équipe, placé sous un management fort, ce qui n’exclut pas qu’il doive faire preuve d’autant de bienveillance que de rigueur, les deux ne s’opposant pas, au contraire. C’est là l’enjeu de la prise en compte des facteurs sociaux, organisationnels et humains (FSOH) dans les activités à risques. Parmi les trois piliers de la culture de sûreté nucléaire (démarche rigoureuse et prudente, attitude interrogative et communication), le dernier n’est pas le moins fragile. Remontée du terrain et information par le management sont indissociables. Cela nécessite, en plus de la rigueur, l’établissement de relations de confiance.

La maîtrise des risques nucléaires dans la durée

On l’a vu en introduction, le nucléaire est appelé à se développer dans le monde, à condition d’apporter la démonstration de son extrême sécurité et donc d’une sûreté nucléaire parfaitement maîtrisée. C’est la raison d’être des réacteurs de génération III+. Plusieurs autres caractéristiques complètent cette approche.

L’électricité se développant et devenant un bien de première nécessité, non seulement en tant que source d’énergie, mais également parce qu’elle est indispensable aux nouveaux usages tels que les échanges d’information, la fiabilité de l’alimentation va devenir une exigence des populations. La production et la distribution d’électricité devant être à la fois sûres et fiables, l’accroissement de la sûreté devra se faire sans perte de service. Par exemple, la démarche d’ingénierie devra éliminer les modes communs susceptibles de conduire à l’arrêt simultané de plusieurs unités. Cela rejoint la nécessité de maîtriser exploitation et maintenance des réacteurs existants dans la durée, ce qui implique la maîtrise de leur vieillissement.

La production et la distribution d’électricité devant être à la fois sûres et fiables, l’accroissement de la sûreté devra se faire sans perte de service.

L’énergie nucléaire va aussi servir d’énergie primaire pour des usages de plus en plus divers : production de chaleur comme aujourd’hui en Chine, dessalement de l’eau de mer ou production d’hydrogène. Dans ce cas, il faudra par exemple assurer la sécurité à la fois de l’exploitation nucléaire et de la production de l’hydrogène. Naturellement, ces nouveaux usages conduiront à envisager de nouveaux angles pour les analyses de sûreté.

Les usages se diversifiant, de nouveaux types de réacteurs devront être étudiés : nouvelles filières avec la fusion, ou bien réacteurs à fission utilisant des neutrons rapides ou fonctionnant à haute température, ou encore utilisant d’autres combustibles que l’uranium. L’équilibre économique, qui s’oppose souvent à l’accroissement de la sûreté, sera l’arbitre de ces options. L’utilisation en grappes de réacteurs de puissance moins grande que les unités actuelles, les SMR (Small Modular Reactor), n’aura par exemple de sens que si la réduction permet des ruptures technologiques et des gains en conception et réalisation sans impact sur le niveau de sûreté.

Enfin et surtout, les réacteurs du futur devront pouvoir être mis en œuvre par de nombreux nouveaux acteurs de cette énergie. Ils devront donc présenter un haut niveau de sûreté intrinsèque.

Dans tous les cas, la sûreté nucléaire jouera un rôle central dans ces évolutions, car elle est un maillon indispensable de la sécurité et de la protection de l’environnement. Si bien que la culture de sûreté sera certainement une compétence très recherchée chez les futurs techniciens et ingénieurs du nucléaire.

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